L'équipe d’ACODLAK a eu l'opportunité d'interviewer la danseuse Michenaïda LAURENT, connue sous le...
Zoom ACODLAK: Hetera Saskya Caïla Estimphil
À travers cet entretien, je vous invite à découvrir l’histoire captivante de Hetera Saskya Caïla Estimphil, une femme transgenre, militante des droits humains et passionnée de la danse. Elle partage son parcours, de son enfance marquée par une quête d’identité jusqu’ à son engagement dans la communauté de la danse et les droits humains. Elle partage aussi les relations qu’elle a tissées dans le milieu de la danse, ses rencontres marquantes avec des danseur.se.s professionnel.le.s, ainsi que son regard sur l’évolution du secteur. Comment la danse a-t-elle façonné son expression personnelle ? Comment a-t-elle concilié sa foi, sa transition sexuelle, son militantisme et sa passion pour la danse ? La danse en Haïti est-elle un espace inclusif ? Comment a-t-elle vécu son intégration dans le secteur de la danse, son apprentissage et son retour après plusieurs années d’absence ?
Bonjour, est ce que tu peux faire une petite présentation de toi ?
Je suis Hetera Saskya Caïla Estimphil. Je suis une femme transgenre. J’ai 30 ans. Je suis une accompagnatrice en psychosocial et une éducatrice en droits humains. J’ai une spécialisation en genre et sexualité. Je suis féministe intersectionnelle. Je suis une danseuse professionnelle. Je joue au piano et, autrefois, je savais aussi chanter.
J’ai terminé mes études classiques à l’Institution Etoile des Chiffres, en 2014. Peu de temps après, notamment en 2018, j’ai eu l’opportunité de faire partie d’un Programme International de Formation aux Droits Humains (PIFDH) financé par une organisation étrangère dénommée EQUITAS. Grâce à ce programme, j’ai étudié les droits humains à John Abbott College, à Montréal. J’ai aussi plusieurs certifications en genre. J’ai obtenu un certificat en Belgique dans une institution appelée GENRES.
Parle-moi de ton parcours professionnel.
En 2014, après mes études classiques, j’ai intégré l’organisation de droits humains KOURAJ POU PWOTEJE DWA MOUN. J’y ai travaillé comme counselor dans la section santé. Mon rôle était d’apporter une première assistance aux bénéficiaires avant de les orienter vers un.e travailleur.euse social.e, un.e psychologue, un.e laborantin.e ou un.e infirmier.ère. J’ai aussi occupé d’autres fonctions, notamment celle de manager de projet. En 2018, après ma formation à Montréal, j’ai obtenu une promotion. Depuis 2019, je suis présidente de l’institution.
As-tu travaillé dans d’autres institutions en dehors de KOURAJ POU PWOTEJE DWA MOUN ? Si oui, lesquelles et quels rôles y as-tu occupés ?
Bien sûr ! Grâce à la formation que j’ai suivi à Montréal, certifiée par EQUITAS, j’ai pu animer des séances de formation pour d’autres organisations. J’ai travaillé comme consultante et formatrice pour des institutions telles que l’OEA, le PNUD et Avocats Sans Frontières Canada, tout en restant engagée au sein de KOURAJ POU PWOTEJE DWA MOUN.
Comment as-tu découvert la danse ballroom ?
J’ai découvert la danse grâce à un frère, après le séisme du 12 janvier 2010. Je l’appelle "frère" parce que nous fréquentions la même église à l’époque : l’église de Dieu de Sans Fil. Ce frère évoluait dans le secteur des danses latines. Il a été à une école de danse à FOSREF, à Delmas 19. Je lui ai demandé s’il pouvait me donner des cours particuliers. Il a accepté. Avec lui, j’ai appris la salsa, la bachata, la rumba et le chacha. J’ai trouvé que c’était intéressant. Mais, j’avais peu de concentration.
Un jour, alors qu’il m’enseignait, il m’a dit : "Pourquoi ne vas-tu pas aux pratiques de danse?" J’étais sceptique. Je ne savais pas que ce genre d’activités existait en Haïti, comme celles que j’ai l’habitude de voir à la télévision.
Finalement, j’ai décidé d’assister à une pratique de danse. Elle avait lieu à Dos d’Âne, à Delmas 3. Cette expérience m’a marquée. J’étais émerveillée de voir autant de personnes danser. Ce jour-là, j’ai rencontré plusieurs danseurs et danseuses professionnel.le.s. L’une d’elles m’a particulièrement impressionnée : Émeline.
Curieuse, j’ai demandé à Grégory, le frère qui m’accompagnait : "En dehors des cours particuliers, existe-t-il une école de danse ?" Il m’a alors recommandé FOSREF, à Delmas 19.
En arrivant à l’école, j’ai découvert d’autres danses comme la samba et le merengue.
Après FOSREF, as-tu fréquenté d'autres écoles de danse ? Comment a été la suite ?
Non. En 2013, je faisais partie d’une troupe de danse avec quelques ami.e.s, qui s’appelait Nel Sound Danse. J’en étais la coordonnatrice. Nous étions très remarqué.e.s et remarquables lors des pratiques grâce à notre style.
En 2016, j’ai mis la danse de côté pour me concentrer sur d’autres choses. J’y suis retournée en 2020, après une discussion avec un collègue de travail. Il m’avait informé que des soirées latines étaient organisées à Fubar. Sachant que je dansais, il m’a encouragée à y aller.
Quand je suis arrivée, j’ai trouvé c’était intéressant. J’ai pris l’habitude d’y aller tous les mercredis. Cela m’a permis de me reconnecter à la danse. J’ai commencé à chercher d’autres pratiques pour raviver mon intérêt. C’est ainsi que je savais me rendre à Tempo Plus à Montana, Vidia à Barak et C4 à Lima’s. Finalement, je me suis concentrée sur deux pratiques : IBIZA et Montana.
Combien de danses penses-tu maitriser ?
Je maîtrise la salsa, la bachata, le chacha, la rumba et le mambo. J’ai aussi quelques bases en tango, valse et kizomba. Parmi toutes ces danses, mes préférées sont la salsa et le mambo. Ce sont celles que j’aime le plus danser dans les danses latines.
Qu’est-ce qui t’a motivé à intégrer le secteur de la danse ?
J’ai toujours aimé l’art. Les arts en général. Souvent, mon entourage me reproche de ne pas avoir appris à danser plus tôt. Ils pensent que j’ai un talent naturel pour l’art. Je chante, je joue de la musique et, autrefois, je savais défiler. Certains estiment que j’ai trop de potentiel pour ne pas approfondir mes compétences artistiques. Ils me reprochent de ne pas faire carrière dans ces domaines que je maîtrise. C’est peut-être l’une des raisons qui m’ont poussée à danser. J’aime l’art tout naturellement.
En plus, j’ai rencontré des danseurs.euses professionnel.le.s qui m’ont impressionnée : Émeline, Kinoche, Pascal et Valnaire. J’étais émerveillée de les voir danser. Ce sont eux qui ont nourri ma motivation et ont contribué à mon apprentissage.
Depuis ton intégration dans le milieu de la danse en 2010 jusqu’à aujourd’hui, comment vois-tu le secteur de la danse ?
C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles je félicite ACODLAK pour cette belle initiative. Une telle démarche aurait dû être prise depuis longtemps. Malheureusement, le secteur de la danse en Haïti semble un peu délaissé. Pourtant, il existe de très bons danseurs et danseuses qui contribuent à le maintenir en vie. Je me demande si c’est mon regard qui est biaisé ou si la réalité est réellement ainsi. Il y a un manque d’unification et de structuration qui pourrait être amélioré. Ce secteur est magnifique et mérite plus d’organisation. Toutes les personnes avec qui j’échange sur la danse, même celles qui ne dansent pas, reconnaissent sa beauté.
Je pense que la danse en Haïti mérite plus de valorisation. Nous avons de nombreuses personnes ressources capables d’aider à mieux structurer ce domaine. Avec une meilleure organisation, nous pourrions offrir davantage au public.
Quelle est ta projection pour le futur dans la danse ?
Je vais être honnête. J’ai toujours vu la danse comme une passion et un passe-temps, pas comme une carrière. C’est d’ailleurs l’un des reproches que mon entourage m’a souvent faits. Certain.e.s me disent que c’est la danse qui m’aime, mais que moi, je ne l’aime pas vraiment, car ils.elles estiment que je pourrais en faire bien plus.Toutefois, si mon appui est nécessaire, je le donnerai, car j’aime encourager les bonnes initiatives.
Maintenant permet à ce que je fasse un retour sur une chose que tu as mentionné précédemment. Tu as mentionné que tu as été à l’église et que tu as grandi à l’église. Dis-moi, quelle religion, secte religieuse et congrégation ?
Je suis chrétienne protestante. J’ai grandi à l’Église Assemblée de Dieu de Sans-Fil. Je suis convertie et baptisée. Je suis l’une des filles d’un diacre. À l’époque où je fréquentais l’assemblée, j’étais choriste et je faisais partie du chœur d’adoration. J’étais aussi membre du corps bataillon, appelé brigade dans d’autres assemblées.
À partir de quel moment tu allais décider de laisser cette assemblée ? Qu’est ce qui a motivé cette décision ?
Bon…J’ai fini par comprendre une chose… Je suis militante des droits humains, et j’ai trouvé que ce milieu était empreint d’hypocrisie. Il m’a donc fallu être cohérente avec moi-même. Je garde ma croyance religieuse, mais je ne fréquente plus d’église. J’ai constaté trop d’hypocrisie dans le secteur, ce qui m’a poussée à partir.
Ce qui a surtout motivé mon départ, c’est le discours véhiculé dans les prédications. Il était en contradiction avec les valeurs que je défends. Je trouvais ces discours très machistes, renforçant et alimentant le patriarcat.
Comme je te l’ai dit, je suis féministe. Et dans l’Église, il y a aussi beaucoup d’exclusion. C’est cela qui m’a posé problème avec certaines catégories de personnes.
Alors, j’ai décidé d’être cohérente avec moi-même.
Quand tu as laissé l’église, quel âge avais-tu?
Euhhh, j’ai quitté l’église, c’était en 2016, je crois. En 2016, je n’étais plus chez mes parents. C’est aussi mon départ du foyer familial qui a fait que je n’ai pas continué à persévère dans mon assemblée. Après avoir quitté la maison, j’ai fréquenté d’autres assemblées et j’ai essayé de persévérer. Mais avec le temps, en écoutant les discours et les messages prêchés, j’ai fini par tout quitter.J’ai pris cette décision pour rester cohérente avec moi-même.
Tu as mentionné au début de l’entretien que tu es une femme transsexuelle, c’est-à-dire que tu n’es pas née femme, mais que tu l’es devenue. À quel moment as-tu entamé cette transformation et qu’est-ce qui a motivé cette décision ?
Je suis une femme trans-hormonée, mais je n’ai pas encore subi d’intervention chirurgicale.
Depuis mon plus jeune âge, je me suis toujours sentie différente de mes frères et sœurs. Cette différence était si marquée qu’elle a façonné mes expériences d’enfance. J’avais des amis d’enfance gays, avec qui j’entretiens encore de bons rapports. Contrairement à eux, qui étaient des garçons attirés par d’autres garçons, je ne me suis jamais perçue comme un homme.
Bien que née avec un sexe mâle, j’ai toujours ressenti que le genre qu’on m’avait attribué ne correspondait pas à mon identité. Je sentais cette différence profondément. À l’époque, je ne connaissais pas encore les termes pour me définir comme une femme transgenre, mais je l’ai toujours ressenti, dès mes quatre ou cinq ans.
C’est cette prise de conscience qui a influencé certaines expériences de mon enfance. J’ai rencontré d’autres personnes de la communauté qui ont vécu différentes expériences hétéros. Mais quant à moi, je n’ai fait aucune expérience hétérosexuelle.
Tu sais, nous vivons dans une société hétéronormée, où l’hétérosexualité est considérée comme la norme sociale. J’ai des ami.e.s qui ont essayé de se conformer à ce schéma.
Mais moi, je n’ai jamais été tentée de suivre cette voie. Je me suis toujours sentie fille, et je n’ai jamais ressenti d’attirance pour les femmes.
À quel âge allais-tu commencer le processus transsexuel ?
J’ai fait mon coming out, c'était en 2016. À l’époque j’avais 22 ans. C’est à ce moment que j’ai commencé à exprimer mon genre, à exprimer la personne que je suis réellement. Cela a aussi été l’une des raisons pour lesquelles j’ai quitté l’église. On me mettait sous pression, avec des ultimatums. J’ai trouvé cela en total décalage avec mon identité.
En 2020, j’ai entamé mon processus de transition morphologique. Comme je te l’ai dit, je suis une femme trans-hormonée et je suis sous traitement hormonal. Les hormones que je prends existent sous différentes formes : pilules, injections ou gels, et elles aident à modifier mon apparence physique. Quand je voyage à l’étranger, j’en profite pour en acheter en quantité.
Tu m’excuses si je ne connais pas les terminologies aussi bien que toi. Á bien comprendre, tu es né avec un appareil génital homme, n’est-ce pas ?
En fait, je n’aime pas parler d’« appareil génital homme », haha !
La distinction entre homme et femme est une question de genre, pas de sexe biologique. Ce n’est pas l’appareil génital qui définit l’identité de genre d’une personne. Je préfère parler d’appareil génital mâle ou femelle, car le genre est une construction sociale et personnelle, indépendante du sexe assigné à la naissance. Une personne peut naître avec un appareil génital mâle, mais se sentir femme. C’est justement de là que vient le terme "trans".
Á bien comprendre ton explication, tu as toujours ton appareil génital mâle, par contre tu extériorises le genre féminin.
Je suis toujours dans mon processus de transition. Comme cela demande une préparation, cela se fait par étapes. J’ai passé de transmorale à transhormonée. Un jour, j’atteindrai aussi le changement au niveau de l’organe. Mais ces opérations ne sont pas pratiquées en Haïti. Je devrai donc quitter le pays pendant un certain temps. Pour l’instant, je ne suis pas prête à le faire. Alors, je me prépare.
Tu as fait ton coming out en 2016. Tu as démarré le processus transhormonal en 2020. Tu as intégré la danse en 2010, avec une forte motivation en 2013, 2014, 2015. Tu étais rentré.e comme une danseuse ou un danseur ?
Hahhahhahha, très jolie question! À cette époque, j’étais encore chez mes parents. En réalité, j’ai toujours été une danseuse, car c’est ainsi que je me ressentais au fond de moi. Mais, à cause des normes sociales, je n’avais pas encore eu l’opportunité d’exprimer pleinement qui je suis. Pour être acceptée, j’ai dû entrer dans la danse en paraissant aux yeux des autres comme un danseur. Puis, en 2020, quand je suis retournée aux pratiques de danse, j’y suis retournée en tant que danseuse, pleinement moi-même
Tu as dit que depuis ton enfance tu t’étais toujours vu dans une peau féminine en dépit de ton sexe mâle. Quand tu étais arrivée dans la danse en 2010, assurément tu ne pouvais pas empêcher à ce que tu extériorises des comportements féminins, est-ce que cela n’a pas été un handicap à ton apprentissage ?
Non, cela n’a jamais été un handicap pour mon apprentissage. Au contraire, je l’ai considéré comme un avantage. À cette époque, je n’avais pas encore fait mon coming out, et cela m’a donné l’opportunité d’apprendre les pas des deux genres en même temps. Ça m’a servi de prétexte pour m’entraîner.
En plus, à l’époque où j’enseignais, c’était un véritable plaisir pour moi d’enseigner les pas des deux styles sans aucune difficulté. Et, comme tu peux le voir, jusqu’à aujourd’hui, je peux danser avec une femme aussi bien que je danse avec un homme.
Tenant compte que nous vivons dans une société hétéronormée, ou l’homosexualité est discriminée, est ce que tu n’avais pas subi de discrimination au cours de ton apprentissage, dans le sens que certaines personnes refusent de danser avec toi ?
Honnêtement, c’est l’une des choses que je félicite dans le secteur.
Je connais beaucoup de danseurs.euses de ma communauté, et je n’ai jamais entendu de témoignages sur des discriminations liées à leur orientation sexuelle. Pour ma part, je n’ai jamais subi de discrimination, ni avant, ni pendant ma transition.
Depuis 2010 tu es dans le secteur, tu as laissé et es revenue par la suite et ce, dans une autre morphologie. Comment sont tes rapports avec les gens dans le secteur ?
C’est justement ce que je félicite dans le milieu de la danse. Beaucoup de personnes m’ont connue avant ma transition. Quand elles m’ont revue après, il n’y a eu aucun problème. Nous ne sommes pas forcément ami.e.s, mais on se salue avec respect. Ils.elles ne m’ont jamais fait sentir différente.
Je ne prétends pas que tous ceux qui dansent avec moi savent que je suis trans. Je ne peux pas l’affirmer, car je n’en ai pas la certitude. Mais étant donné que je suis un personnage public, avec mes différentes activités, je n’ai aucun problème. Je respecte tout le monde, et on me respecte en retour.
Ça t’arrive au cours de ton parcours dans la danse d’entretenir des relations amoureuses avec des danseurs ? Si oui, peux-tu en parler.
Bien sûr, c’est tout à fait normal ! Ce n’est même pas une question de danse ou pas, c’est juste la vie.
J’ai eu des relations avec des personnes qui savaient que je suis trans et qui étaient attirées par moi. Oui, ça m’est arrivé plus d’une fois. Mais en réalité, cela fait partie de ma vie privée. Et pas seulement la mienne, mais aussi celle de mes partenaires de l’époque. Peut-être que parler de moi ne me poserait pas de problème, mais je ne sais pas quel impact cela pourrait avoir sur eux.
Donc, je préfère ne pas répondre à cette question, car c’est personnel. Je peux juste dire que ces relations ont eu lieu avant et en 2021. Actuellement, je suis célibataire. Il y a des admirateurs, des flirts, mais pas encore de relation sérieuse.
Je suis surtout attirée par les hommes grands, musclés et très masculins. J’adore la masculinité. Je souhaite avoir une relation sérieuse et me marier un jour, pourquoi pas ! Je crois au mariage, car c’est une tradition familiale pour moi.
Quelles sont les perspectives au niveau personnel et professionnel ou académique.
Comme perspective, je compte faire une étude avancée en relation internationale. Je souhaite bien que je le fasse à l’étranger, puis retourner en Haïti. Mon objectif, c’est surtout de travailler à l’une des entités des Nations Unies, dans la section genre.